« On ne peut pas soigner à l’œil toute la misère du monde » – 8 décembre

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La loi immigration a mis l’AME au cœur des débats. Supprimé début novembre au Sénat, le dispositif, qui permet aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins, a été rétabli le 29 novembre dernier en commission par les députés. Le sujet revenant de nouveau à l’Assemblée à partir du 11 décembre, nous avons interrogé Philippe Juvin, député (Les Républicains) des Hauts-de-Seine et chef du service des urgences de l’Hôpital européen Georges-Pompidou ; et Bernard Jomier, sénateur (apparenté Parti Socialiste) de Paris, généraliste dans le 19e arrondissement de Paris. Des médecins parlementaires de bords opposés, mais animés par la même volonté de dialoguer.

L’aide médicale d’État (AME) a été supprimée par le Sénat, début novembre, à l’occasion de la première lecture de la loi immigration. Pourquoi ce choix ?

Philippe Juvin : Il faut d’abord dire que le Sénat n’a pas supprimé l’AME. En politique, on est parfois surpris par le traitement médiatique de certaines questions, qui ne correspond pas toujours à la réalité. Le Sénat a modifié le périmètre de l’AME pour qu’il soit similaire à ce qu’on observe dans les pays voisins. Il s’agit donc de réduire le panier de soins, ce qui ne signifie pas, comme on a pu le dire faussement, y compris dans ma famille politique, qu’il faut le cantonner aux soins d’urgence. Il faut lire le texte voté par le Sénat, car il inclut dans le panier de soins, les vaccinations, les soins aux enfants, les soins pour maladie grave… Si une personne diabétique n’a pas d’insuline, l’idée n’est pas de l’en priver. En revanche, des actes tels que les gastroplasties, les prothèses de hanche, ont effectivement été retirés.

Bernard Jomier : Je rejoins Philippe Juvin sur le fait que le texte du Sénat a été mal compris : il est bien plus confus et bancal que ce qu’en disent les médias ! Car si on accepte, comme c’est écrit, l’idée que les douleurs aigües resteront prises en charge, il reste à définir ce qu’est une douleur aigüe. Va-t-on prendre en charge quelqu’un qui a mal aux dents depuis vingt-quatre heures, mais refuser celui qui a une douleur thoracique depuis cinq jours ? On voit bien que sur le plan clinique, cela ne fait aucun sens.

Mes collègues de la majorité sénatoriale savent très bien écrire les textes, et si celui-ci est mal rédigé, c’est qu’il s’agit d’une posture, d’un marqueur politique. Or je dis que l’AME ne doit pas être un marqueur, et qu’elle n’a rien à faire dans cette loi, car elle n’est pas un outil de régulation de l’immigration.

Admettons que le Sénat n’a pas proposé de supprimer l’AME en novembre. Quelle est la justification de la réduction de panier de soins qu’il envisageait ?

Philippe Juvin. : Nous estimons chez Les Républicains qu’un certain nombre de prestations sociales sont des sources qui alimentent une immigration pour soins. Par exemple, 15 % des greffes concernent des étrangers alors que ceux-ci ne représentent que 7 % de la population. On peut aussi considérer les dialyses : quand on demande à la Société française de dialyse pourquoi il y a des difficultés d’accès à certains plateaux techniques, ils parlent notamment de la gestion de leurs files d’attente sur lesquelles s’inscrivent des patients étrangers. Cela concerne les étrangers en situation régulière comme irrégulière, mais on voit bien qu’il y a une surreprésentation.

Je tiens par ailleurs à rappeler qu’en 2019, un rapport de l’Igas* pointait le fait que la consommation de soins des bénéficiaires de l’AME était supérieure à celle des assurés sociaux pour les traitements infectieux ou les antibiotiques, par exemple. Cela témoigne certes d’un état de santé dégradé, mais aussi d’une certaine surconsommation. L’Igas dit également que pour 43 % des patients AME en dialyse et pour 25 % des patients AME en chimiothérapie, il existe une suspicion d’immigration pour soins. On peut ajouter à cela que l’AME coûte très cher, environ 1,2 milliard d’euros par an, auxquels il faut ajouter les frais de gestion.

Bernard Jomier : Qui peut réellement penser qu’on monte dans un canot de sauvetage au péril de sa vie juste parce qu’il y a l’AME en France ? D’ailleurs, quand on regarde les chiffres, le premier phénomène qu’on observe, c’est le non-recours. Entre 50 à 80 % des personnes qui auraient droit à l’AME ne vont pas s’inscrire. Ce n’est qu’au fil du temps que les personnes comprennent qu’elles y ont droit, et au bout de cinq ans de présence sur le territoire, on arrive à un taux de recours de 65 %. Par ailleurs, parmi ceux qui sont inscrits, seulement 70 % ont des dépenses de santé prises en charge.

Alors effectivement, il y a la question des filières qui contournent le système, avec des gens qui sont déposés devant les hôpitaux pour être dialysés. Il faut lutter contre ces filières, mais il s’agit d’un phénomène de faible ampleur. Mais en tout état de cause, si l’AME était supprimée, on ne laisserait pas mourir les personnes qui ont besoin d’une dialyse, on les prendrait en charge. Ce qu’on risquerait d’observer, c’est que la ville ne voudrait plus le faire, et que cette demande se reporterait sur l’hôpital qui se retrouverait à payer la facture. Pour certains établissements des territoires les plus défavorisés, en Guyane ou en Seine-Saint-Denis par exemple, cela pourrait représenter des centaines de milliers d’euros en plus à leur charge.

Philippe Juvin : Je suis d’accord pour dire que quand quelqu’un arrive aux urgences avec sa jambe diabétique ou avec un besoin de dialyse, on le soigne. Reste qu’il y a un véritable sujet à propos de l’immigration pour soins, il ne faut pas nier les choses. Par ailleurs, il faut souligner que si effectivement, les gens ne demandent pas l’AME dès qu’ils arrivent sur le territoire, c’est qu’ils relèvent d’un autre dispositif, le statut d’étranger malade. Le problème n’est donc pas uniquement l’AME. Le problème, c’est que nous avons un système qui est tellement généreux qu’il peut apparaître sans limite. Quand vous êtes à l’AME, vous avez dans une certaine mesure plus de droits que l’assuré social moyen. Si vous ou moi étions hospitalisés demain, nous aurions à payer un prix d’hébergement à l’hôpital, nous payons un euro par boîte de médicament, etc., alors qu’à l’AME, vous n’avez pas tout cela. Donc certes, il faut soigner les gens, mais on ne peut pas soigner à l’œil toute la misère du monde, et il est normal de se mettre dans la moyenne européenne.

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